Technique : La suspension
Daniel Prest le 04/08/2005
Compromis difficile et interférences
Dans une auto, la suspension est à bien des égards la signature de l’œuvre. Totalement invisible, radicalement obscure, parfois imprévisible, c'est pourtant grâce à elle que l'on peut conduire et maîtriser des chevaux par centaines et rouler en toute quiétude. Mais ceci n'a pas toujours été vrai…
Tout serait simple s'il n'y avait qu'une seule roue. Il suffirait d'un peu d'imagination et de quelques acrobaties... Mais avec deux roues et un essieu, ou mieux quatre roues dont deux directrices, tout se complique ! La suspension obéit à plusieurs lois et gère quelques problèmes physiques, qui s'imbriquent comme l'élasticité des ressorts, l'hystérésis des matériaux, le mouvement pendulaire et autres interconnections hydropneumatiques. C'est dire si le pilote d'essai comme le journaliste essayeur ont un rude métier ! Et pourtant, quoi de plus simple que de vouloir gommer les inégalités d'une route bosselée? Soit, mais à condition de ne pas perdre le contact avec le sol !
Alfa romeo Alfetta de Formule 1 dotée d'une suspension avant à roues indépendantes. D.R.
L'essieu rigide donnait à la suspension une piètre efficacité et une certaine lourdeur à la direction. D.R.
Interférences
La problématique que doit résoudre tout système de suspension est double. D'une part, il doit absorber autant que faire se peut les inégalités du sol dans un soucis de confort et de tenue de route. Il doit également donner aux roues motrices une stabilité et une résistance suffisantes pour leur permettre de transmettre le couple moteur. Si le premier aspect fut vite résolu avec des cordes, du cuir et des ressorts métalliques, le second se révéla en revanche moins évident. Et c'est grâce à la vitesse que nos ingénieurs ont pu exprimer leur talent.
Le fonctionnement d'une suspension repose sur l'équilibre statique d'un ressort chargé d'un poids (donc accusant une certaine déflexion) et sur le pouvoir de détente de ce même ressort, par nature élastique. Cet équilibre statique est perturbé par la rencontre avec un obstacle, ce qui met en jeu la flexibilité du ressort (but premier recherché). Mais, et les choses se compliquent, il est également perturbé par la charge du véhicule, et plus grave encore par la variation d'assiette provoquée par le fonctionnement même du ressort. Sous l'effet de l'obstacle, le ressort se comprime, puis se détend, repoussant violemment roues et masses non suspendues vers le sol. Le pneumatique étant par nature élastique, les masses non suspendues rebondissent sur le sol, comprimant à nouveau le ressort. Ainsi, à chaque obstacle rencontré par la roue, une série de déflexions-détentes du ressort provoque une perte éventuelle d'adhérence. Pire, la roue arrière arrivant sur le même obstacle engendre le même cycle que la roue avant. L'interférence des oscillations donne naissance à un mouvement pendulaire appelé galop ou roulis, selon qu'elle se manifeste entre les essieux avant et arrière ou entre les roues d'un même essieu.
L'ingénieur automobile a dû mettre bon ordre à tout cela pour garantir le confort des occupants et la stabilité du véhicule. Or il s'est avéré très vite que les deux objectifs étaient antinomiques : plus on recherchait la souplesse du ressort (confort) et plus les roues rebondissaient (mauvaise adhérence). Et inversement, plus on serrait les suspensions et moins le breuvage devenait consommable… Il fallut donc user d'artifices et freiner l'élasticité du ressort par un amortisseur. Puis, on compléta la panoplie des accessoires avec les batteurs, les correcteurs d'assiette, les systèmes anti-plongée, qui ont le mérite de rendre plus efficace l'action du ressort.
Géométrie
Le second rôle de la suspension est de garantir une liaison constante entre le sol et les roues. La précision de la direction, l'efficacité du freinage et la puissance transmise aux roues en dépendent. La disparition des essieux rigides et l'apparition des roues indépendantes a permis de dessiner des épures de suspension plus performantes.
Avec la Traction Avant, Citroën lança un pavé dans la mare des essieux rigides avant, aussi beaux et compétitifs fussent-ils que les essieux Bugatti ou Amilcar. Par nature directionnel, le train avant s'est scindé en deux, donnant naissance aux triangulations à bras tirés ou bien montées sur barres de torsion (l'important étant de donner à la roue une position constante quelle que soit la flexion du ressort et le braquage). Toutefois, en désolidarisant les deux moyeux d'un même essieu, on augmenta le phénomène pervers du roulis, conjugaison des interférences ondulatoires des ressorts droite et gauche. Ici encore, on usa d'un artifice, en l’occurrence une barre stabilisatrice venant contraindre la tendance naturelle au dévers d'une caisse posée sur deux ressorts et soumise à l'effet de la force centrifuge. Grâce à cette barre reliant les deux moyeux via la caisse, tous les éléments de suspension sont peu ou prou (selon la rigidité de la barre) conduits à effectuer le même mouvement.
Traction Avant de Citroën D.R.
Pour ce qui concerne les propulsions, l'optimisation de la tenue de route passait par la réduction des masses non suspendues. Contrairement aux idées reçues, en particulier la prétendue supériorité des traction avant en matière de tenue de route, il apparut que le dessin du train arrière était aussi important que son homologue avant. Un véhicule subit en permanence des transferts de masse, qui représentent autant de facteurs de déséquilibre et de risques de perte d'adhérence du pneu. Le problème du positionnement du moyeu dans l'espace est considérablement plus délicat à traiter lorsque celui-ci est moteur. Là encore, c'est le système de triangulation qui se révéla le plus efficace. Colin Chapman développa une épure triangulée pour ses voitures de course connues sous l'appellation de Chapman Strout : elles apportaient un point final à la suprématie du pont rigide et des ressorts à lames, qui combinaient depuis les origines les efforts de suspension, de transmission et de guidage. La formule avait eu son heure de gloire : un peu lourde certes, mais remarquablement économique. Les sportifs rajoutaient qui un Koni, qui une barre Panhard disposée transversalement entre la caisse et le pont, qui permettait un guidage latéral. Autres temps, autres mœurs…
Un siècle de progrès
L'amortisseur : un acolyte incontournable
L'amortisseur répond à un double objectif : il contraint l'élasticité du ressort de suspension et, par conséquent, limite les mouvements pendulaires de l'auto (confort) ; d'autre part, il freine le rebond des roues sur les obstacles et plaque celles-ci sur la route (sécurité).
Avec le temps, l'amortisseur est apparu comme le partenaire incontournable, voire prépondérant dans le système de suspension. Plus subtil que son acolyte le ressort, il doit prêter main-forte à ce dernier pour encaisser les chocs violents, mais également freiner sa détente, objectif d'autant plus difficile que le poids non suspendu est important. Résultat : l'amortisseur assume un rôle fondamental, souvent sous-estimé par les utilisateurs. D'après les résultats du Contrôle Technique, 37 % des automobiles souffrent de problèmes de suspension, ce qui ne veut pas dire que ce sont systématiquement les amortisseurs qui sont à l'origine des déficiences (mais l'ensemble de la suspension).
Le faible débattement des suspensions adaptées pour le circuit et la rigidité de la barre stabilisatrice contraignent les roues intérieures : l'auto vire sur deux ou trois roues. Attention les pertes d'adhérence seront sensibles sur sol humide. D.R.
De Carbon améliora considérablement l'efficacité de l'amortisseur hydraulique en intégrant un tampon gazeux sous haute pression. D.R.
Un siècle de progrès
Passé les balbutiements de la friction apparue à l'aube du siècle, à l’aide de de buis et de liège (souvenez-vous du père Truffault, mort dans la misère alors que son invention était produite outre-Atlantique par Hartford), il s'est avéré que le laminage de l'huile contenue dans un cylindre, à travers des trous aménagés dans un piston, était la meilleure technique pour un amortissement progressif et sélectif selon une loi d'amortissement que l'on voulait différente pour la compression et la détente.
Le système de l'amortisseur télescopique hydraulique ainsi défini connut en 1953 (merci Christian Boursier de Carbon) un perfectionnement déterminant par l'interposition dans le tube d'un tampon de gaz séparé du liquide par un piston flottant. Ainsi, grâce à la poussée permanente du gaz sous haute pression (entre 20 et 25 bars), la réponse de l'amortisseur devenait immédiate quelle que soit la fréquence des sollicitations. De plus, la séparation physique assurée par le piston flottant entre le gaz et l'huile éradiquait les phénomènes de cavitation et d'émulsion consécutifs au brassage de l'un dans l'autre, phénomènes qui diminuaient auparavant l'efficacité de l'amortisseur hydraulique dans des conditions poussées.
Enfin, grâce à la mise sous pression, l'amortisseur devenait utilisable en toute position (horizontale notamment), ce qui permettait de le loger le long du châssis.
Dans les années 50, l'amortisseur prit un ascendant certain sur le ressort en devenant l'élément principal de la suspension (avec le système Mac Pherson). Assurant à la fois la fixation du moyeu, son guidage dans l'axe du pivot, l'appui du ressort de suspension et l'amortissement de l'ensemble, il prit l'appellation de jambe de force. Ce système offrait trois avantages : un gain de poids (par la suppression du triangle supérieur), un gain de place (permettant de placer les moteurs en position transversale avant), et un gain de temps au montage. En revanche, la longévité mécanique était plus incertaine...
Pièces d'usure
L'amortisseur est une pièce d'usure qu'il faut surveiller et changer fréquemment : une perte d'efficacité de l'amortisseur entraîne une dégradation du confort et des pertes inquiétantes d'adhérence, phénomènes d'autant plus complexes à déceler que l'utilisateur est le plus souvent victime d'une certaine accoutumance, et que la pièce incriminée est difficilement contrôlable. Une visite chez un spécialiste s'impose donc tous les 2OOOO km. L'obligation du contrôle technique a, de ce point de vue, un rôle important.
Le contrôle sérieux d'un amortisseur devrait se faire au banc dynamométrique, ce qui suppose de le déposer... Plus simple, la méthode physique consistant à peser lourdement sur une aile pour compter les rebonds manque sérieusement de fiabilité pour les systèmes actuels. Reste l'examen visuel qui, pour simple qu'il paraisse, n'en reste pas moins efficace : on peut en effet observer l'état des soufflets qui protègent des souillures, les caoutchoucs de fixation, les déformations du corps qui peuvent entraver son fonctionnement, les traces de rouille qui nuisent à sa solidité, ainsi que les fuites, ultime dégradation de l'amortisseur. Dans la quasi-totalité des cas, dès qu'une anomalie est décelée, il faut procéder au remplacement de l'amortisseur, exception faite des jambes de force à cartouche qui peuvent être rénovées.
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Une géométrie sophistiquée
Quand Williams Heynes décida du train arrière qui propulserait la Type E, il reprit les réalisations de MacPherson et de Colin Chapman autour de trois idées fondamentales : l'importance de la triangulation des moyeux pour la stabilité, l'élargissement maximum des côtés du triangle pour la répartition des masses, et l'utilisation de l'arbre de roue comme élément de triangulation (qui permet de gagner le poids d'une biellette inutile). Ainsi naquit le train arrière construit en série qui restera longtemps le plus élaboré et le plus efficace.
Berceau arrière d'une Jaguar E montrant la triangulation assurée par les bras articulés, les demi-arbres et les tirants avant. D.R.
Exemple de suspension moderne : la Ligier 1966 de Formule 1 est équipée de triangles superposés et d'un combiné ressorts-amortisseurs "in-board". D.R.
Dans un bâti autonome boulonné à la caisse, il regroupe un pont autobloquant, des freins " in-board " et une épure de suspension digne d'une Formule 1. Hormis la roue, une seule pièce constitue un poids mort, le porte-moyeu, réalisé en alu coulé. Ainsi, en diminuant les masses non suspendues, il fut possible d'adopter des ressorts hélicoïdaux très souples (deux par côté). Même chose pour les amortisseurs, comme l'énonce la règle fondamentale : entre le ressort et l'amortisseur, doit régner un équilibre des forces : à savoir que si on adopte un ressort dur, il faut prévoir un amortisseur aussi dur, et inversement si le ressort est souple, il faut prévoir un amortisseur souple.
Pour la triangulation, le porte-moyeu représente le sommet d'un large triangle formé par le bâti, la biellette tubulaire montée sur pivots et un tirant ancré loin devant, sous la caisse. Par ailleurs, ce porte-moyeu enchâsse l'arbre de roue, lequel constitue avec la biellette tubulaire un parallélogramme déformable dans le sens vertical. De cette triangulation, naît un guidage extrêmement contraignant du pont, des demi-arbres et des roues. Les couples d'accélérations et de freinage sont contraints par l'interaction conjuguée de l'ensemble biellette-demi arbre superposés-tirant perpendiculaire. Toutefois, le montage de ce tirant, ou jambe de force, sur bague de caoutchouc autorise une flexion du berceau de 5° sous l'effet du couple d'accélération et de 3° pour le couple de freinage. Les forces de déport et d'écrasement sont, quant à elles, encaissées par le parallélogramme biellette-demi arbre. Ainsi, les roues conservent en permanence le même angle de carrossage, quels que soient les virages ou les variations d'assiette.
La suspension hydropneumatique
En 1954, Citroën apporta une réponse claire et toute personnelle aux problèmes posés par la suspension (sur la 15/6). A l'origine des travaux de Paul Magès, il s'agissait de réaliser une suspension hydropneumatique réglable en hauteur en fonction de la charge. La mise au point de la haute pression hydraulique permit d'utiliser cette énergie pour assurer non seulement le freinage et son assistance, mais également la direction, l'automaticité de la boîte et la suspension (sur la DS). Combinant le gaz et la haute pression hydraulique, ce système se révélait révolutionnaire. L’azote contenu dans les sphères de suspensions est séparé du liquide par une membrane en caoutchouc. La sphère est vissée sur un cylindre solidaire de la caisse, dans lequel coulisse un piston lui-même solidaire de l'arbre de roue.
L'efficacité de la suspension hydropneumatique Citroën repose sur l'étanchéité du circuit et la pression de gaz contenue dans les sphères. D.R.
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Dès la mise sous pression, le liquide pénètre dans le cylindre et dans la sphère en comprimant le gaz. Il pousse ainsi le piston et par voie de conséquence l'essieu. La DS se réveille alors. Toute la suspension repose sur cette masse gazeuse que le piston comprime ou relâche au gré des bosses. Afin de limiter les mouvements du piston, un amortisseur est intercalé entre la sphère et cylindre.
Il s'agit en fait d'une série de rondelles déformables qui limitent le flux du liquide. Deux correcteurs (un par essieu) maintiennent la garde au sol constante dans le cas de variations importantes. Ils sont reliés aux barres anti-roulis, autorisant ainsi une correction automatique. Une commande manuelle permet de sélectionner trois positions : normale, basse pour relever une roue sur cric et haute pour une garde au sol plus importante.
Avec l'âge, la suspension hydropneumatique souffre de quelques maux, dont le plus fréquent est sans doute les fuites. N'oublions pas que la pompe débite 150 bars et que les tolérances dans les pistons sont de l'ordre de 5 microns. Les sphères doivent être regonflées ou changées (avec la membrane) périodiquement (30 000 km ou 3 ans). Prendre garde au tarage, différent entre les sphères avant et arrière et entre les modèles. Même chose pour la vidange du liquide (30 000 km ou 3 ans), car l'oxydation et les impuretés nuisent à l'étanchéité des cylindres.
La suspension MacPherson
Étudiée dans les bureaux d'études de la GM durant la dernière guerre, la jambe de force MacPherson ne fut adoptée qu'en 1950 sur les Ford Zéphyr et Consul. L'intérêt du système dessiné par Earles MacPherson était de réaliser un système de suspension du train avant performant et moderne, parfaitement adapté aux carrosseries autoportantes et aux traction avant. A l'heure où l'Amérique vivait suspendue sur des ressorts à lames, MacPherson eut recours au ressort à boudin (plus léger) traversé par un amortisseur télescopique hydraulique.
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La jambe de force dessinée par MacPherson simplifia considérablement le montage des suspensions avant et permit le montage des moteurs en position transversale avant. D.R.
Le corps de cet amortisseur est boulonné en hauteur sur la caisse et en bas sur le porte-moyeu. Il participe ainsi à la structure même de la suspension. Les autres éléments de la triangulation sont assurés par un bras inférieur et par la barre stabilisatrice reliée au châssis. De la sorte, tous les éléments de suspension (sauf une partie des biellettes inférieures) sont suspendus, ce qui permet d'avoir des ressorts souples (moins de rebonds) et des amortisseurs plus sensibles et plus efficaces. Cette disposition et le faible nombre de pièces permettent également le passage des arbres de roues. Parfaitement adaptée aux véhicules à traction avant, la suspension MacPherson vaudra à ce dernier une réputation mondiale post mortem. Colin Chapman transposera ce type de suspension sur le train arrière des Lotus Elite.
Quelques dates
1901 : Truffault réalise le premier amortisseur à friction.
1905 : Renault dépose un brevet d'amortisseur hydraulique à piston.
1909 : Sir John Black invente la suspension avant à fourreaux coulissants (brevet Morgan).
1920 : Maurice Houdaille dépose un brevet d'amortisseur hydraulique à levier. Henri Ford achète le brevet en 1923, puis Citroën.
1923 : François Repusseau réinvente le Hartford à friction, copie du Truffault.
1930 : Repusseau dépose un brevet d'amortisseur à friction téléréglable à commande mécanique.
1934 : Citroën présente la Traction Avant, dotée de roues avant indépendantes montées sur barres de torsion et amortisseurs hydrauliques télescopiques.
195O : apparition des premières suspensions MacPherson sur les Ford Zéphyr.
1951 : application sur l'Hotchkiss-Grégoire des ressorts à flexibilité variable étudiés par J.A. Grégoire pour le projet Aluminium Français-Grégoire.
1951 : Mercedes réalise pour la berline 300 un correcteur d'assiette par moteur électrique agissant sur des barres de torsion secondaires.
1953 : Christian Boursier de Carbon invente l'amortisseur monotube à volume compensateur d'azote séparé de l'huile par un piston flottant.