Technique : La motorisation des Jaguar XK
Daniel Prest le 01/08/2005
Jamais au grand jamais moteur ne sembla mieux "coller" aux fantasmes créatifs nés de l'imagination de son instigateur ! Respectueux de ses exigences en matière de puissance et de couple (non sans un brin de panache, d'ailleurs) , illustre propulseur d'une carrosserie aussi fluide qu'agressive, le moteur XK était en parfaite osmose avec une marque qui avait pris pour emblème un félin bondissant.
Si le rôle de William Lyons, créateur de la marque et initiateur du projet XK, se révéla prépondérant , il ne faut surtout pas omettre pour autant les autres "artisans" qui apportèrent leur concours à l'élaboration du monument. Tels les célèbres mousquetaires ils étaient quatre, mais un cinquième larron vînt bientôt symboliser l'exception qui confirme la règle.
D.Prest
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Du Blitz au Six
Intuitif et persuasif, celui qui deviendra "Sir William" savait pertinemment ce qu'il voulait, et surtout ceux qu'il voulait avoir à ses côtés. En homme intelligent et mesuré, il eut l'excellente idée de s'entourer très tôt d'une équipe exceptionnelle : non seulement elle lui permit de combler ses éventuelles lacunes, mais aussi d'extrapoler de se son univers quelque peu artisanal (à savoir la SS Cars limited), une entreprise industrielle d'envergure mondiale.
Bill Heynes fut de ceux-là. Reprenant quelque part la place qu'occupait William Wolmsley (l'associé des origines qui avait apporté à la Swallow Sidecar Corporation l'infrastructure technique), Heynes entra au service de William Lyons en 1935 pour diriger la technologie et l'engineering. Son premier souci fut de redessiner les châssis SS, et l'antique distribution latérale de la SS 90.
En second lieu William Lyons engagea un talentueux dessinateur en la personne de Claude Bailey (un ancien de chez Anzani et Morris) et un éminent motoriste en la personne de Walter Hassan, homme-orchestre (entre autres faits d'armes) de l'écurie Bentley.
La légende du "double arbre" Jaguar jaillit des cendres du Blitz. A cette époque, Lyons et Heynes se retrouvaient lors de leur "service" en exercice pour échafauder des projets d' après-guerre , histoire d'oublier le conflit ambiant. Lyons voulait un "vrai" moteur pour propulser une opulente berline à 100 miles à l'heure. Lyons voulait une architecture noble et performante, au moins un 2,5 litres, à coup sûr un 6 cylindres , coiffé au minimum de deux arbres à cames en tête. Heynes et son équipe allaient concrétiser les visions de Lyons.
Mais le fantastique développement du projet, sa réussite commerciale et ses prolongements sportifs seront l'œuvre du grand "Lofty", alias Franck Raymond Witloof England, formé chez Daimler, ERA, Alvis et sur le pavé de Brooklands. Que fallait-il de plus pour accoucher d'un "bon" moteur, en somme une vraie "locomotive" promotionnelle ?
D.Prest
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L'affaire prit corps dès 1946 ; le projet "X" fut décliné en 11 versions peu ou prou réalisées, selon des architectures bien différentes : il y eut des 4 et des 6 cylindres, dotés d'arbres à cames en tête ou même latéraux, il y eut un 1300 cm3, un 1700 cm3, un 2 litres, bien avant le 3,4 litres. Le XJ 4 fut même testé sur la MG profilée du Colonel Gardner à 176 km/h ; nous étions alors en l'an de Grâce 1948.
La même année, William Lyons arrêta le projet à la lettre K . Deux moteurs furent retenus : un 4 cylindres de 1995 cm3 et un 6 cylindres de 3443 cm3. Tous deux disposaient d'une culasse alu dotée de deux arbres à cames en tête. Le premier fut rangé dans les cahiers de "l'envisageable" mais ne fut jamais commercialisé. Le second fut monté hâtivement dans un roadster né d'un magistral coup de crayon du patron, suscitant en cela une maxime qui fera date : "Don't spend money if you can improvise instead", que l'on pourrait traduire par : Inutile de gaspiller son argent quand on peut improviser...L'histoire lui donna raison, car la présentation dudit Roadster à Earls Court fut un succès : il fallut même construire une nouvelle usine pour produire l'XK 120, et si les commandes tombèrent sous la séduction de la robe, les bourses se délièrent tout aussi facilement à la vue du fantastique moteur caché sous le long capot. La ligne droite de Jabbeke et le circuit de Silverstone allaient immédiatement en révéler les étonnantes potentialités, compte tenu du prix annoncé : 1028 Livres Sterling. A ce niveau de prix, la concurrence restait à inventer.
120 miles/hour : un seuil fatidique.
En marge des caractéristiques techniques, il est certain que la réalisation exceptionnellement bon marché du moteur XK fut une clef essentielle de la réussite.
En homme avisé, Lyons avait opté pour une (relative) simplicité d'usinage et de montage, une robustesse exemplaire, et une puissance plus que "suffisante" (on n'est pas chez Rolls Royce...).
Ces options débouchèrent sur un bloc en fonte, solide comme le roc, des cylindres taillés dans le vif, un embiellage porté par sept paliers de 70 mm de diamètre et un robuste vilebrequin en acier forgé. Outre l'excellente rigidité que confèrent les sept paliers, il faut mentionner une meilleure lubrification des manetons, qui disposent par le fait d'une alimentation propre en lubrifiant.
Si l'assemblage de la culasse avec ses deux arbres pouvait paraître complexe, ce type d'architecture offrait néanmoins l'avantage incontestable d'être théoriquement exempt de tout réglage ultérieur dans la mesure où l'usure des sièges de soupapes compensait incidemment l'usure des pastilles de réglage.
Enfin, le choix d'une cylindrée conséquente (3443cm3) et d'une très longue course unitaire (106 mm) conférait à la "bête" une puissance respectable (160 chevaux des l'origine), et, chose plus importante encore, un couple important à très bas régime (31,2mkg à 2500 tour/mn) .
A noter que les 83 mm d'alésage et les106 mm de course resteront inscrits à Brown Lane comme les chiffres d'or de l'XK puisque les versions 2,4 litres et 2,8 litres conserveront le même alésage et les 3,8 litres et 4,2 litres la même course, tout en apparaissant comme des blocs sensiblement différents. Quand la conviction se fond dans la tradition...
D.R.
D. Prest
Culasse alu
Toutefois, c'est du coté de la distribution et des chambres de combustion que le "concept" XK innovait radicalement dans le domaine de la grande série. Cette pièce essentielle, en effet, était réalisée en fonderie d'aluminium, un procédé permettant d'abaisser le poids à 23 kg. Les sièges en fonte-nickel et les guides en bronze étaient rapportés à chaud : les soupapes formaient un angle de 70° entre elles, et la bougie trônait au sommet de cette chambre hémisphérique. Les arbres à cames étaient entraînés par une chaîne duplex à deux étages et un subtil montage mécanique permettait de déposer les arbres pour régler les soupapes sans modifier le calage initial.
Originellement, ce moteur avait été conçu pour équiper une grande routière, nécessitant puissance et souplesse, plus que force et que rage . Le diagramme de distribution était donc identique pour l'admission et l'échappement, (moteur dit "en bascule") ; le croisement entre l'ouverture -admission et la fermeture-échappement restait faible. Ces caractéristiques fondamentales de la distribution seront évidemment modifiées sur les modèles sportifs (culasse C) et les voitures de course (Type C, D, et Lightweight). Toutefois, il est symptomatique de constater que les recherches menées par le "grand" Weslake (l'homme qui vit le jour dans une chambre de combustion), portèrent plus sur un remplissage optimal par une augmentation de la vitesse des gaz (pipes directes des culasses "Straightport" et la modification de l'angle des soupapes sur les "Wide Angle" permettant de monter des soupapes plus grosses), plus que l'augmentation du temps d'ouverture des soupapes. Le souci de l'endurance l'emportait sur le panache du "sprint".
A noter que dans un louable souci d'économie, les culasses "standard" prévues pour les blocs 3,4 litres et 3,8 litres furent conservées pour les blocs 4,2 litres à cylindres décalés, donnant ainsi une forme excentrée aux chambres de distribution. Bon an, mal an, ce montage que les sportifs qualifieront de "bâtard" se perpétuera jusqu'en 1986, et même 1992, date à laquelle l'aristocratique limousine Daimler fut remerciée pour ses royaux services. Tout de même...
La puissance féline
Sans être totalement nouveau, (on se souvient notamment des exceptionnels moteurs double arbre d'avant guerre : Bugatti 57, Alfa Roméo 8C, Delage Grand Prix et quelques autres), il faut reconnaître que le XK offrait enfin au grand public un accès privilégié aux moteurs performants. Seuls le 300 SL Mercedes et le "double arbre" Aston-Martin allaient devenir ses principaux concurrents sur le terrain , mais à un prix deux fois supérieur (voire plus). Première réussite...
Seconde réussite : le moteur XK s'imposa comme une incontournable référence technologique, d'abord parce qu'il débordait de souplesse (un certain Sutton défraya ainsi la chronique en effectuant un passage devant la presse en 4° à 16 km/h sans le moindre à-coup) ; un atout qui lui permit de s'adapter à merveille à tous les besoins de la marque, que ce soit sous le capot d'une berline cossue ou vitaminée , celui d'un roadster sportif ou d'un coupé familial, ou même dans les entrailles d'une bête de course qui se permettait (if you please...) de rallier le circuit de la Sarthe par ses propres moyens et de remporter la célèbre course après voir simplement remplacé ses 6 bougies...
Deuxièmement, il étonna par sa faculté d'adaptation aux développements les plus insolents : affichant au départ 160 chevaux sur le 3,4 litres de la première XK 120 (ou 180 avec le "Special Equipment"), il atteindra aisément 210 puis 250 chevaux en adaptant des gros SU et des triples Weber, associés à des compressions plus élevées (7/1, 8/1, puis 9/1) . Les versions compétition passeront de 210 chevaux sur les Type C à 245 chevaux avec 3 Weber, puis 270 chevaux en version "Wide Angle" sur les Type D. Il atteindra même 288 chevaux avec l'injection Lucas. L'ultime version de la D réalésée à 3781 cm3 en 1957 développera pour sa part 300 chevaux à 5500tr/mn.
La version 4,2 litres plus tranquille (et plus fragile du fait de son palier central plus étroit) ne sera jamais poussée dans ses derniers retranchements, il faut dire qu'avec ses 265 chevaux SAE, la Type E prétendait officiellement à 240 km/h, un véritable "phénomène" de société en 1961.
Enfin , en raison même de son excellente motricité découlant de son couple généreux "à tous les étages", ce moteur conférait à certains modèles hâtivement terminés, un brio certain compensant les imperfections des trains roulants et l'archaïsme d'une certaine boite Moss...
D.R.
D.R.
Forces et faiblesses
Conséquence des improvisations de dernière minute, le groupe XK portait en lui-même quelques imperfections, découlant naturellement des choix initiaux :
- Le bloc fonte tout d'abord apparaît lourd, très lourd, et sur une automobile, le poids (hormis "l'ennemi") n'est-il pas un gros facteur d'usure ? A noter que l'usine produisit quelques blocs alu-chemisé acier pour alléger de 45 kg les trains avant des Type E-Lightweight; mais des ruptures de transmission ont mis fin à ces "errements".
-L'étanchéité du palier arrière assurée par deux demi-coquilles alu encerclant un joint en amiante : la mise en place est délicate et l'étanchéité limitée.
-La longue course, certes génératrice de couple, est également facteur d'usure rapide . En effet, la grande vitesse linéaire du piston, et le mouvement alternatif de la bielle appliquent sur le maneton une charge très importante, provoquant l'usure rapide des coussinets et donc une perte de pression d'huile . La suite est connue : c'est la bielle qui coule, avec les complications pécuniaires que l'on devine.
C'est pourquoi l'usine préconisait un remplacement par le carter des coussinets (en alu) tous les 50 000 km. Depuis, avec les huiles actuelles autrement performantes et les coussinets "trimétal" on peut aller nettement plus loin. Mais attention ! Si des vibrations apparaissent accompagnées des pertes sensibles de pression, il faut en conclure que les coussinets sont à changer. A ce titre, rappelons que le moteur XK, pour aussi performant et endurant qu'il puisse être, redoute les hauts régimes prolongés ; méfiez-vous de l'autoroute ...
Autre faiblesse endémique : la surchauffe. Elle "pète" les joints de culasse et "crique" les blocs. La masse de fonte, l'exiguïté des passages d'eau, et les ventilateurs asthmatiques y sont pour quelque chose. A ce sujet, il est important lors d'une réfection moteur, de perdre beaucoup de temps à "gratouiller" l'intérieur du bloc pour enlever la rouille. Sur certaines "ruines" refroidies pendant des lustres à l'eau claire, on a pu en extraire un bon kilo ! C'est dire. La rouille prend la place du liquide de refroidissement et entrave la circulation interne. Il faut aussi déboucher toutes les pastilles de dessablage et autres bouchons de rampe d'huile. On se méfiera aussi des radiateurs qui ne sont pas toujours conformes à l'origine, et, inversement, de la circulation trop rapide de l'eau qui n'a plus de temps de refroidir (absence de calorstat, faisceaux de radiateur trop importants, etc...).
Conclusion : 38 ans de bons et loyaux services en cinq cylindrées différentes, 60 victoires sur circuit et en rallyes, cinq victoires au Mans, deux à Reims et une à Sebring, voilà un beau palmarès à ranger dans le patrimoine de Coventry et du British Heritage et qui attribua au "double arbre" Jaguar droit de cité dans le Panthéon de la mécanique. Mais attention : ce moteur sophistiqué et performant exige des pièces de qualité, une grande précision dans la métrologie et un soin tout particulier au remontage . Autant de choses qui, a coup sûr, se paient.
Prix estimés : 80 heures de main d'œuvre (pose comprise) pour un moteur "normal". Un groupe de "compétition" (à savoir, un moteur dont les jeux prévus par le constructeur sont réduits de 5 1/100 à 0 1/100) il faut compter 100 heures sur l'établi (chez Francis Trichet). Multipliez par le taux horaire, et ajoutez le prix des pièces nécessaires (donnée variable). Tel est le prix de la passion pour les Big Cats, un virus qui court énormément...